"Jékou, c'est bon ?"
Chaque matin, j'ai rendez-vous avec mes Dupond et Dupont du kiosque de la Nation (celui collé à la bouche de métro, sortie avenue du Trône, en face du Casino).
Deux types solides, bâtis carrés, la mèche poivre et sel, qui vous tendent la monnaie, coincés dans leur étroite tranchée multicolore, patchwork de magazines et de quotidiens sentant bon l'encre fraîche. Après Ma Douce et Ma Fille (et la nounou quand elle n'est pas en congés), ils sont mon premier contact de la journée avec la civilisation. Ils savent que le jeudi je prends telle revue. Que chaque mois, si telle autre n'est pas arrivée, ça me chagrine. Et ils sont un peu chagrinés avec moi. Leurs attentions discrètes me touchent. Ils savent que je suis père, parce que je le leur ai dit. Je ne sais pas pourquoi j'ai partagé cette nouvelle très intime avec eux, un jour où ils m'ont demandé si ça allait, mais je l'ai fait sans me forcer. J'étais même fier et heureux de le leur annoncer. Ils étaient contents pour moi, visiblement. Depuis la naissance de Ma Progéniture, je leur ai même montré sa photo en fond d'écran sur mon téléphone il m'arrive donc de rester quelques secondes de plus. Parce qu'au moment où je plie mon journal, j'ai régulièrement droit à la question du jour (dans ces cas-là, même celui des deux qui se hisse sur le tabouret pour ranger trois exemplaires de Amatrices Extrêmes s'arrête dans son élan pour écouter).
Genre, ça donne : "Il a bien dormi ? Et le bébé, elle va bien ? C'est pas bien dormir, souvent, et moi le mien, c'était pas avant douzan, douzan et demi, alors..."
Oui, je sais, c'est pas hyper français comme tournure. Ils ont un petit accent exotique (rapporté d'un pays de l'Est ?) qui fait rouler les "r" et nique chahute la syntaxe mais peu importe, on comprend vite. Là, il racontait que son gamin n'avait pas fait ses nuits avant l'âge de deux ans et demi. Tu vois, c'est facile.
Bref, je les aime bien, mes kiosquiers. Ils m'en sortent parfois de bonnes.
Ce mercredi matin, avant-veille de pont, ils me demandent si je travaille vendredi. "Ah, oui, je leur fais, ma chef fait le pont, donc je dois aller au bureau ! C'est comme ça !" Le plus âgé des deux - qui est un peu le chef - me regarde, se renfrogne, durcit son regard et lâche, définitif :
-Bah c'est pas grave ça, l'année prochaine c'est vous le chef et c'est vous le pont !
J'ai souri.
Comme s'il voulait me réconforter, style "je suis de tout coeur avec toi", il m'a demandé :
-Jékou, c'est bon ?
-Heu... (je pigeais que dalle).
-Vous avez déjà ?
-Heu... Déjà quoi ?
-Bah, Jékou ! Il a ou il a pas ? Là-bas !
Il désignait une pile toute neuve de magazines.
C'était le dernier GQ, avec Johnny en couverture.
-Aaaaah ! Gé Qiou ! j'ai répondu en ar-ti-cu-lant, soulagé.
-Bah oui. Jékou. C'est bon ? Il a pas ?
Non, j'avais pas. Donc j'ai pris. J'ai payé. J'ai mis dans mon sac et j'ai dit à demain.